Les communs alimentaires de la fourche à la fourchette

Par Myriam Bouré
 25 février 2021
Temps de lecture estimé : 10 min

De façon simple, on pourrait décrire un commun comme “une ressource gérée par une communauté, qui en partage l’usage”.

Comme décrits dans un article précédent publié sur la revue Netcom, “Les communs s’observent au travers du fonctionnement et de l’implication de diverses communautés. Les deux mots sont étymologiquement liés. Une communauté est un ensemble d’individus qui partagent une vision, une mission et des valeurs et décident de coopérer dans la réalisation de cette mission. Pour cela, ils partagent des Communs qui peuvent être par exemple des savoir-faire dans le cas de confréries (ex : la communauté des Compagnons du Tour de France) ou des ressources (un code dans le cas d’une communauté open source). La communauté développe, gère, et prend soin du Commun.”

En quoi ce terme se décline-t-il au système alimentaire ?

1- Les communs de production et de distribution

Nous parlerons ici des communs “organisationnels”, les communs naturels seront évoqués plus bas.

Sur le volet production et distribution, il existe de multiples formes d’organisation de communautés qui, ensemble, gèrent et assurent la pérennité de leurs initiatives de production ou distribution alimentaire.
Les AMAP, à cheval entre production et distribution, rassemblent paysans et mangeurs, qui décident ensemble de la composition des paniers, et partagent le risque, vis à vis d’aléas climatiques par exemple qui entraîneraient des pertes de récoltes, et donc potentiellement des pertes de revenus pour le producteurs dans un système hors AMAP. Il y a gestion commune de l’activité de production et de distribution, avec aussi participation des amapiens aux distributions de paniers. Tous font usage de ce commun, les mangeurs en retirent des aliments, les producteurs des revenus qui leur permettent de satisfaire leurs autres besoins, non alimentaires.

Mais il existe d’autres modèles, de type groupements d’achats, comme par exemple le Collectif Court Circuit en Vendée, où producteurs et mangeurs gèrent ensemble l’association qui organise les systèmes de commandes mutualisées et les livraisons. Sans engagement ni partage du risque, au contraire des AMAP, ce système offre néanmoins un débouché relativement stable, les membres commandant de manière plutôt régulière. Aussi, l’association organise la solidarité, en cas de difficulté d’un paysan, elle mobilisera la communauté pour lui venir en aide. Les règles de ce commun sont différentes de celles des AMAP, mais il n’y a pas a priori de bon ou de mauvais commun, du moment que la communauté est d’accord sur les règles de gestion du commun, que chacun y trouve son compte.

On peut encore citer les supermarchés coopératifs, ou magasins de producteurs, communs de distribution portés par les consommateurs dans un cas, les producteurs dans l’autre. Ici, la gouvernance ne représente qu’une partie prenante, entraînant un risque qu’un des usagers du commun n’ait pas son mot à dire dans la gestion de ce commun. Par exemple, un supermarché coopératif pourrait très bien faire son possible pour tirer les prix d’achat à la baisse, entraînant des difficultés pour les producteurs. Un magasin de producteurs pourrait vendre des produits qui ne respectent pas les critères éthiques souhaités par les mangeurs, ne laissant à ces derniers que le choix de partir ou acheter des produits qui cautionnent un système avec lequel ils ne sont pas vraiment d’accord.

La qualité de Commun peut être graduelle, entre la logique propriétaire et la logique publique, le curseur de positionnement du Commun peut varier selon la nature du projet : lorsque l’accès est complètement ouvert sans aucune restriction, comme l’accès à l’air par exemple, on peut parler de bien public mondial, un Commun global au sens le plus ouvert qui soit. A contrario lorsque le bien ou service est Commun pour un nombre limité de personnes, le curseur se déplace vers une logique davantage propriétaire, de co-propriété par exemple.”
Ainsi, on peut dire qu’un supermarché coopératif, ou un magasin de producteurs, va “moins loin” sur cette échelle qu’une AMAP ou une initiative avec de la gouvernance multi-parties prenantes.


Epicerie coopérative et autogérée, ici la Dionycoop de Saint-Denis (France)

2- Les communs sous-jacents, nécessaires aux fonctionnements des communs de production et distribution

Ces communs de production et distribution s’appuient eux-aussi sur tout un tas de communs, auxquels on ne pense pas forcément, car moins visibles, ou pour lesquels on a oublié la qualité de commun.
On peut les classer en 5 catégories.

A- Le patrimoine naturel

Terre, eau, biodiversité végétale et animale, la nature de ces communs contredit la logique de propriété telle qu’on la conçoit aujourd’hui. La communauté impactée par la gestion de ces communs est bien plus large que ses propriétaires légaux. Si un agriculteur détruit ses sols ou pollue une rivière, c’est toutes les populations alentour qui sont impactées. Il est donc intéressant d’observer les organisations qui repensent la gestion en commun du patrimoine naturel. On peut citer par exemple Terre de liens, qui organise la propriété en commun des terres et en assure la location sur des temps longs à des paysans. Ces mêmes paysans gèrent alors ses communs pour en assurer le maintien sur le long terme, par des pratiques agricoles permettant de conserver ou même régénérer les sols et la biodiversité. Pour l’eau, on peut citer les régies publiques de systèmes d’approvisionnement en eau potable, ou les lacs d’irrigation gérés en CUMA par exemple. Pour la biodiversité végétale et animale, de nombreuses initiatives là-aussi organisent la conservation des semences comme patrimoine mondial ; par exemple les conservatoires de semences qui organisent la reproduction et conservation de semences paysannes par les particuliers, ou des associations qui organisent la préservation de races anciennes de poules, ou encore Kokopelli.
Tous ces acteurs gèrent ensemble, chacun à son niveau, la préservation du patrimoine naturel, qui est un commun sur lequel s’appuient les activités de production agricole notamment.

B- Les connaissances

Patrimoine immatériel, les connaissances nécessaires à la production, la transformation ou la distribution sont un commun sur lequel s’appuient les producteurs, transformateurs ou distributeurs. Connaissance sur les méthodes culturales, ou les moyens traditionnels de lutte contre les maladies comme les méthodes de préparation des purins. Connaissances sur la reproduction et la conservation des semences, ou encore sur la transformation et la conservation traditionnelle des aliments, fermentation, séchage, salage, conserves, etc. Connaissance sur la préparation culinaire, savoir faire la cuisine est un commun qui se perd dans cette société des plats préparés.

C- Les technologies matérielles et logicielles

Les outils manuels utilisés par les paysans font aussi partie de ces communs qui sont passés dans le domaine public. L’Atelier Paysan en France, ou à l’international, Farm Hack ou Open Source Ecology, œuvrent pour garder dans la sphère du commun la maîtrise de leur outillage par les producteurs. Mais les technologies plus récentes ne sont pas en reste, avec notamment des robots et drones agricoles “open source”, dont les plans sont partagés ouvertement. On peut questionner, au regard du commun, le risque de ces nouvelles technologies de pointe de faire perdre aux paysans leurs savoirs et savoir-faire traditionnels, mais elles n’en restent pas moins de nouveaux “communs”.
Les logiciels également font aujourd’hui partie intégrante de la gestion d’une ferme, ou d’une initiative de distribution : logiciels de vente en ligne, de caisse, de comptabilité, de facturation, il existe là-aussi différentes solutions “open source”, dont les codes sont intégralement ou partiellement libres, comme Cagette sur les ventes ou Pastèque pour la caisse, mais aussi pour certaines, qui sont pilotées par une gouvernance multi-parties prenantes, comme la SCIC CoopCircuits qui propose en France le logiciel libre Open Food Network.

D- Systèmes de confiance

On parle ici des labels, qui en l’absence de lien direct producteur – consommateur, permet à ce dernier de se rassurer sur les critères qualité et les engagements éthiques et écologiques des produits qu’il achète. Malheureusement la plupart de ces labels ne sont pas réellement des communs, gouvernés de manière multi-parties prenantes. En témoigne la disparition progressive du label AB au profit du label bio européen, moins strict. D’où l’apparition de nouveaux labels, comme Bio Cohérence, qui se positionnent comme “plus strictes”. Certains d’entre eux, comme Nature & Progrès, et plus généralement les Systèmes Participatifs de Garanties, pensent vraiment un label comme un commun, réunissant dans la gouvernance producteurs et consommateurs, sur des logiques de gouvernance partagée du cahier des charges.

E- Données

Sujet émergent, on peut se demander si les données relatives aux activités de production et distribution alimentaire sont des communs. Dans un système alimentaire composé de multiples petits producteurs et distributeurs locaux, ces acteurs ont parfois besoin de coopérer pour résoudre des problèmes communs ou gagner en efficacité. Les données de catalogues produits des paysans, ou de ventes, peuvent ainsi être considérées comme des communs (potentiellement anonymisés pour garantir les volontés de confidentialité des acteurs), car doivent être gérées en commun par la communauté, l’écosystème, pour que tous les acteurs développent ensemble des solutions logistiques partagées par exemple, ou pour faciliter le portage des données d’un producteur d’une plateforme à une autre. Aussi, les données de production ou distribution peuvent servir la recherche et orienter les politiques publiques, et c’est en théorie, quelque part, un usage commun de ces données, via le système de démocratie représentative étatique. Les données restent la propriété de chaque producteur de données, mais elles peuvent être gérées conjointement par des communautés qui vont en partager l’usage. Le projet Data Food Consortium, initié par l’association Open Food France en 2017, oeuvre pour la création d’un standard ouvert facilitant le partage et la mutualisation de données concernant la production et la distribution alimentaire.

 

3- Les modèles économiques des communs alimentaires

En règle générale, un commun n’existe que parce que ceux qui l’utilisent y contribuent. Ces communs partagent le défi de devoir trouver des modèles économiques qui permettent d’assurer la pérennité de cette gestion partagée de la ressource et de sa préservation sur le long terme. Coût d’adhésion pour Nature & Progrès, location des terres pour Terre de Liens, prix d’utilisation d’une version déjà déployée d’un logiciel libre pour Pastèque ou CoopCircuits, achat d’une part sociale pour accéder aux supermarchés coopératifs, les modèles sont variés. Mais un commun nécessite une gestion partagée, qui ne peut pas forcément s’effectuer de manière bénévole.

4- Pourquoi reconstruire un système alimentaire basé sur les communs ?

Si nous ne voulons pas que ce soit l’Etat, ou les grands distributeurs ou producteurs industriels, qui décident de ce que nous mangeons et de comment ces aliments sont produits, nous devons reprendre la main sur notre système alimentaire, redevenir “souverains” sur les systèmes de production et distribution dont nous dépendons pour nous nourrir. Et derrière, sur les outils et connaissances qui permettent à ces systèmes de fonctionner.

 

L'association Open Food France est affiliée au réseau Open Food Network et contribue au développement du logiciel libre du même nom, dont le code est protégé sous licence AGPL 3. Les autres productions disponibles sur ce site sont protégées sous licence CC BY-SA 3.0.

Accéder au code source du logiciel libre Open Food Network sur GitHub.