Analyser la performance et la durabilité des circuits courts

Par Myriam Bouré
18 mars 2018
Temps de lecture estimé : 10 min

Inspirés par les travaux de Javier Creus et son équipe sur Pentagrowth, cette idée de grille d’analyse “polygonale” nous a semblé une piste intéressante pour capturer la pertinence et la complexité des choix effectués par les opérateurs de ces circuits courts.

Également inspirés par les travaux de Sensorica sur les “open value network”, il nous semblait intéressant d’analyser la chaîne de valeur de ces opérateurs de distribution, pour comprendre qui crée la valeur et qui en bénéficie, et si le système est “équilibré”.

Il n’est pas question de juger ici si un modèle est “bon” ou “mauvais” car le contexte de la mise en œuvre du projet par l’opérateur du circuit court est primordial, et aucun modèle ne saurait être analysé de façon pertinente sans ce contexte.

Néanmoins il nous semble que ces deux outils d’analyse peuvent contribuer à la réflexion de tous ceux qui souhaitent participer au changement d’échelle de ces circuits courts en France et dans le monde.

1- Analyse de la chaîne de valeur

Qui crée quelle valeur pour qui? Les échanges de valeurs sont-ils équilibrés?

Cas 1. Le groupement d’achat “les copains du coin” en a marre de la grande distribution capitaliste et décide d’acheter ensemble en direct à des petits producteurs bios et locaux autour de leur ville. Ni une ni deux, ils trouvent des producteurs de légumes, de viandes, de pâtes artisanales, de savons, de fromages, et utilisent un outil en ligne associatif pour créer leur espace de commande privé en ligne. L’idée se répand, et 100 membres rejoignent l’aventure. Les initiateurs du projet se disent qu’ils vont quand même avoir quelques coûts, acheter quelques caisses pour le transport des légumes, une petite balance pour faire les pesées et la mise en panier, etc. Ils créent une association et demandent 10€ d’adhésion annuelle à chaque membre. Bien sûr, hors de question de faire payer quoi que ce soit aux producteurs, ils considèrent que c’est un service que le producteur leur rend de s’organiser pour venir les livrer chaque semaine à une heure un peu contrainte ce qui a été commandé par les membres. Ce n’était déjà pas facile de trouver ces producteurs… Et comme tout ça demande un peu d’organisation, un bureau de 3 personnes (appelés “membres coordinateurs”) plus engagées que les autres se constituent. Ce bureau organise la logistique des distributions, fait le lien avec les producteurs et gère les problématiques qui émergent au quotidien.

Analysons ce cas, en prenant pour que l’exemple soit parlant une mesure arbitraire de valeur en “sous”.

Hypothèses:
– Le montant des produits achetés sur un an par les mangeurs équivaut à 100000 sous;
– C’est donc le montant que paient collectivement les mangeurs aux producteurs (que l’association fasse l’intermédiaire ou pas, peu importe);
– L’association des mangeurs fais un don à la plateforme associative de 100 sous par an;
– Les membres de l’association paient 10 sous d’adhésion à l’association par an;

On voit dans cet exemple que certains échanges de valeurs semblent équilibrés, d’autres moins (en rouge).

Cas 2. La coopérative “Ensemble” rassemble 50 producteurs, 800 mangeurs et 6 salariés. Elle propose des produits locaux et bios livrés dans 15 points de retrait répartis dans la ville, avec un roulement sur 4 jours dans la semaine. Depuis 10 ans d’existence, ils ont pas à pas trouvé un mode d’organisation qui semble plutôt tourner. Les salariés travaillent raisonnablement, sans démesure, mais sans chômer non plus. Ils coordonnent l’organisation des commandes par les 800 mangeurs, les commandes générales aux producteurs, l’organisation de la logistique pour que la bonne quantité totale commandée sur chaque point de retrait soit livrée là-bas au bon moment, la collecte des marchandises. Ils tiennent aussi la permanence des lieux de distribution, toujours en binôme avec un producteur. Les mangeurs font eux-mêmes leur panier selon ce qu’ils ont commandé sur l’outil de commande en ligne utilisé par les salariés. La coopérative propose aux mangeurs une tarification sociale: les mangeurs aux minimas sociaux ne paient aucuns frais de gestion, juste le prix brut des produits demandé par le producteur. Les producteurs eux paient une commission à la coopérative pour le service logistique et de distribution qu’elle lui apporte. Enfin, la coopérative mutualise ses entrepôts, camionnettes et tournées logistiques avec d’autres circuits courts locaux pour réduire son empreinte carbone. Bien sûr, la gouvernance est partagée et gérée via un conseil coopératif rassemblant des producteurs, mangeurs et salariés.

Analysons ce cas de la même manière que précédemment.

Hypothèses:
– Le montant des produits achetés sur un an par les mangeurs équivaut à 1000000 sous. C’est donc le montant que paient collectivement les mangeurs aux producteurs via la coopérative
– La coopérative paie 1% de ses ventes pour l’utilisation du système de commande en ligne
– Les mangeurs paient 0, 10 ou 20% de marge selon leur situation financière.
– Les producteurs paient 10, 12 ou 15% de commission selon l’option logistique choisie

On voit dans cet exemple que tous les échanges de valeurs sont compensés d’une manière ou d’une autre, parfois via l’intermédiaire de la coopérative qui collecte et reverse.

2- Mesure d’impact

Nous vous proposons ici un modèle d’analyse permettant de visualiser le positionnement d’un distributeur en circuit court selon un certain nombre de critères.

A- Une nourriture de qualité accessible à tous

Cet indicateur mesure la prise en compte de la population visée et atteinte par le distributeur. L’objectif d’un système alimentaire désirable est que tout le monde puisse avoir accès à une nourriture saine, le maintenant en bonne santé sur la durée. Bien sûr certains foyers à faible revenus vont privilégier leur budget nourriture et peuvent parfois s’approvisionner auprès de distributeurs en circuit court aux prix élevés. Les indicateurs pertinents restent à définir (comparaison des paniers moyens? Interview des consommateurs par sondage? … )

  • Niveau bas: les prix sont certes bas mais la qualité (nutritionnelle et santé, par exemple utilisation de pesticides) est aussi basse
  • Niveau moyen: la qualité est bonne (non utilisation de pesticides, équilibre des nutriments, etc.) mais les prix sont plutôt élevés, et ce sont surtout les classes CSP+ qui achètent via ce hub
  • Niveau haut: la qualité est bonne (non utilisation de pesticides, équilibre des nutriments, etc.) et la fixation des prix permet réellement aux foyers à moindre revenus d’accéder aux produits.
B- Une gouvernance partagée

Cet indicateur mesure à quel point les parties prenantes sont impliquées dans la gouvernance du distributeur. Le distributeur est-il un acteur tiers imposant sa propre volonté aux producteurs et consommateurs, pouvant aussi par exemple faire pression sur les prix? Est-il lui-même une des parties prenantes? Intègre-t-il ou pas les points de vue des autres parties prenantes afin de parvenir à des décisions équilibrées, par exemple sur le modèle de prix? La gouvernance partagée est aussi garante d’un partage équitable de la valeur, même si certains acteurs éclairés décident parfois seuls de partager la valeur (c’est pour cela que nous avons séparé cet indicateur). Elle est aussi garante du bien-être des contributeurs, qui s’il y a un espace adapté et facilité peuvent exprimer les éventuelles tensions qu’ils vivent. La facilitation est la clé d’une bonne gouvernance partagée.

  • Niveau bas: la gouvernance est assumée unilatéralement par une entité tierce n’étant ni les producteurs ni les consommateurs
  • Niveau moyen: la gouvernance est assumée uniquement par le(s) producteur(s) ou uniquement par le groupe de consommateurs
  • Niveau haut: la gouvernance est assumée de manière collégiale et rassemble toutes les parties prenantes (producteurs, tiers éventuels, consommateurs, voire même collectivités ou autres entités impliquées).
C- Partage équitable de la valeur

Cet indicateur permet de mesurer si la valeur créée par chaque contributeur au projet est équitablement partagée. L’enjeu est d’identifier qui créer quelle valeur pour qui, sachant en plus que les valeurs sont parfois difficiles à comparer (quel prix pour quel service ou produit?) et qu’une valeur n’est pas toujours monétaire, un bénévole par exemple va potentiellement tirer de la valeur non monétaire de sa contribution, se sentir reconnu, apprendre, se sentir utile. En tout cas, le travail d’analyse de la chaîne de valeur est un bon moyen de mettre en lumière les valeurs créées et partagées. Aussi un partage équitable de la valeur est une condition importante pour le bien-être et la santé mentale des contributeurs.

  • Niveau bas: la valeur est créée par une communauté d’acteurs mais majoritairement captée par un acteur.
  • Niveau moyen: la valeur est créée par une communauté d’acteurs, et un partage de la valeur a lieu mais certains échanges restent déséquilibrés.
  • Niveau haut: la valeur est créée par une communauté d’acteurs et l’ensemble des échanges de valeurs créées est équilibré.
D- Transparence dans les échanges

Cet indicateur permet d’évaluer le degré de transparence fournie par le distributeur aux consommateurs. Ce dernier sait-il précisément qui est le ou les producteurs derrière chaque produit? Combien le producteur est rémunéré? Les qualités intrinsèques ou composants nocifs éventuels d’un produit?

  • Niveau bas: le distributeur reste opaque sur l’origine et la qualité des produits ainsi que sur la formation du prix.
  • Niveau moyen: le distributeur offre une transparence partielle sur l’origine et la qualité des produits ainsi que sur la formation du prix.
  • Niveau haut: le distributeur offre une transparence totale sur l’origine et la qualité des produits ainsi que sur la formation du prix.
E- Efficacité logistique

Cet indicateur cherche à capturer l’impact des choix organisationnels sur les plans environnementaux et économiques. Le distributeur laisse-t-il chaque producteur se débrouiller pour venir livrer les produits? Propose-il une solution logistique permettant de mutualiser les trajets? Propose-t-il une offre agrégée de produits variés permettant une optimisation logistique, ou ne vend-il qu’un seul type de produits, obligeant l’acheteur à aller se fournir auprès d’autres distributeurs pour les autres produits?

  • Niveau bas: le distributeur propose uniquement les produits d’un producteur, donc avec une gamme de produits restreinte, et donc de fait n’organise aucune logistique mutualisée.
  • Niveau moyen: le distributeur propose une offre agrégée de produits fournis par différents producteurs mais ne propose pas de solution logistique mutualisée.
  • Niveau haut: le distributeur propose une offre agrégée de produits fournis par différents producteurs et propose une solution logistique mutualisée.
F- Préservation des ressources

Cet indicateur mesure l’impact régénérateur ou destructeur des pratiques agricoles cachées derrière chaque produit vendu via ou par un distributeur.

  • Niveau bas: les produits vendus via/par le distributeur entraînent une destruction de la ressource. Par exemple, il peut s’agir de la pratique du labour sans apport de matières organiques, l’utilisation de fertilisants chimiques, ou encore un usage non durable de l’irrigation.
  • Niveau moyen: les produits vendus via/par le distributeur permettent la préservation de la ressource. Par exemple l’usage du labour mais avec enrichissement régulier du sol en matières organiques, irrigation raisonnée qui permet de maintenir le niveau des nappes phréatiques, non utilisation de pesticides.
  • Niveau haut: les produits vendus via/par le distributeur permettent une régénération de la ressource. Par exemple le non-labour, les couvertures végétales en général, le captage des eaux de pluie qui permet d’augmenter le stock en eau, la construction d’abris pour faire revenir la biodiversité.

Notes complémentaires:

  • Sur le volet humain le bien-être des contributeurs dépend probablement souvent à la fois de l’équilibre du partage de la valeur et de la gouvernance partagée, et n’a pas lieu selon nous d’être analysé à part. Ce choix est bien sûr discutable et nous serons ravi.e.s de faire évoluer ce modèle selon vos propositions et arguments.
  • La création d’emploi n’implique pas forcément une meilleure efficacité d’un distributeur. Un modèle sans emploi basé uniquement sur du troc de valeur pourrait permettre à chacun de satisfaire ses besoins. Le travail est nécessaire pour une société en bonne santé, chacun doit contribuer au commun, mais l’emploi ne l’est pas. L’équilibre de la chaîne de valeur, donc du travail de chacun, nous semble le plus important sur ce sujet.
3- Application à nos deux exemples

Pour visualiser le niveau de performance de l’opérateur de distribution en circuit court regardons ce que donne le polygone dans les deux cas.
Comme nous n’avons pas d’information sur les modes de culture nous prenons l’hypothèse dans les deux cas d’une agriculture conservative des ressources.

A- Les copains du coin
B- Ensemble
C- Comparaison avec le modèle dominant

A titre de comparaison tout de même, dessinons le polygone d’un supermarché traditionnel d’une grande chaîne de distribution:

4- Conclusion

Cet exercice est pour nous une invitation pour les opérateurs de circuits courts, quel que soit le modèle qu’ils ont choisi, à prendre du recul par rapport à leur mode de fonctionnement. Non sans dicter ce qui devrait être, il invite simplement à une introspection organisationnelle. Car si nous voulons que les modèles de distribution souverains et respectueux du vivant deviennent la norme, nous devons tous ensemble rendre ce système efficace, opérant, duplicable, essaimable à large échelle et par de multiples acteurs.

L'association Open Food France est affiliée au réseau Open Food Network et contribue au développement du logiciel libre du même nom, dont le code est protégé sous licence AGPL 3. Les autres productions disponibles sur ce site sont protégées sous licence CC BY-SA 3.0.

Accéder au code source du logiciel libre Open Food Network sur GitHub.